Martin et Juillard, une belle collaboration
Ils n'ont travaillé que sur trois albums, mais ces albums ont marqué les lecteurs . C'est en juin 1983 que paraît, dans les pages du journal Circus, édité par les éditions Glénat, "Le pique rouge", une aventure d'Arno, créé par un nouveau tandem, Martin et Juillard. Nous allons ici, raconter la genèse de cette création, avec des interviews, critiques et articles de l'époque. Nous allons également vous montrer beaucoup de documents graphiques, parfois inédits , ainsi que les éditions différentes des albums et d'autres versants de leur collaboration.
Publicité parue en 1984 pour la sortie du Pique Rouge
"Je dois à Jean-Pierre Dionnet de m'avoir fait rencontrer André Juillard...Je fus très vite séduit par la qualité exceptionelle de son dessin " écrivait Jacques Martin dans Avec Alix, et de rajouter dans le fanzine "Synopsis" en septembre 1983: "C'est vraiment un régal de travailler avec un garçon comme Juillard, parce qu'il a un sens extraordinaire de la BD et qu'il me renvoie des planches qui sont irréprochables". Jacques Martin ,qui fourmille d'idées, suggère d'abord à André Juillard une série se passant à l'époque de la Grèce classique (et qui deviendra Orion), avant de se raviser et de proposer une série se déroulant pendant l'épopée napoléonienne. En effet, la série antique aurait pu faire de l'ombre à Alix. Si Jean-Pierre Dionnet (co-créateur de Métal Hurlant ) voulait travailler avec Martin, c'est parce qu'il avait l'idée de créer une nouvelle revue intitulée "Métal Aventures", mais "la création de cette revue a finalement été ajournée" et c'est en juin 1983 que paraît "Le pique rouge" dans les pages du mensuel Circus. Par ailleurs , André Juillard explique dans sa monographie parue aux éditions Mosquito en 1996: " Dionnet m'avait proposé de dessiner pour les Humanos la version B.D du long métrage d'animation "Les Maîtres du temps", que Giraud-Moebius n'avait pas le temps de réaliser . J'avais fait des essais et ça se présentait bien, mais dès qu'il a été question de contrat, le flou était de rigueur. J'en avais conservé une certaine méfiance par rapport à la gestion des Humanos, et quand j'en ai parlé avec Jacques Martin, nous avons opté pour Glénat qui faisait d'ailleurs du pied à Martin pour qu'il entre chez lui." Entre-temps, la série a failli aussi être éditée dans un magazine qu'un grand éditeur français projetait de lancer, avec l'aide de Télérama. On peut penser que cet éditeur est Gallimard, qui a co-édité avec Télérama, quelques années plus tard le journal Piranha avec, en avant-première "Le lys et l'ogre", une aventure de Jhen.
La première couverture d'Arno
Dès le départ,la collaboration se passe très bien entre les deux auteurs. André Juillard, dans les cahiers de la B.D en 1984 , raconte: "Jacques Martin a une vision à long terme de la série.Je lui ai téléphoné récemment pour savoir si il pouvait déjà m'indiquer le titre du deuxième album, et il m'a communiqué dès le lendemain les 5 titres suivants!Le deuxième épisode se déroulera pendant la campagne d'Egypte et s'intitulera "L'oeil de Kéops". C'est extrêmement flatteur pour moi de collaborer avec Jacques Martin et c'était même un peu intimidant au départ. Des récits comme "La griffe noire" et "Les légions perdues" ont marqué mon enfance et Alix s'est toujours maintenu à un excellent niveau.Aujourd'hui encore, Martin fait partie des meilleurs auteurs de bandes dessinée. Je craignais qu'un grand maître comme lui ne soit assez tatillon envers ses collaborateurs , mais il a l'air satisfait de mon travail et nos relations sont excellentes jusqu'à présent. II découvre mes planches après qu'elles aient été livrées à l'éditeur. Il est vrai que je change très peu de choses par rapport au découpage très précis qu'il m'envoie en même temps que les dialogues. Parfois, quand Martin se montre un peu trop bavard, je suis obligé de faire de petites coupures dans son texte, mais il ne s'en formalise pas."
Dès 1984, Jacques Martin écrit un article dans les cahiers de la bande dessinée, intitulé: "André Juillard , l'héritier" où il écrit:" ...En découvrant les dessins de Juillard, je songe aussitôt à David, Ingres ou Devéria, et point du tout à une vedette ancienne ou moderne de la bande dessinée".
"Le pique rouge", le premier album du tandem a été salué par la critique lors de sa sortie. Le journal Okapi écrivait à l'époque: " Arno est un nouveau héros de BD promis à un bel avenir car le scénario (à rebondissements) est de Jacques Martin, le "père" d'Alix et Lefranc, et les dessins (superbes), sont d'André Juillard, un jeune dessianteur dont vous entendrez reparler. Un premier album à suivre de près!"
"L'oeil de Kéops" et "Le puits Nubien" sont publiés dans Vécu en 1985 et 1986. Ce diptyque est considéré par de nombreux lecteurs et critiques comme un véritable chef-d'oeuvre.
Vécu n°0
Vécu n°1 "L'oeil de Kéops"
Vécu n°19"Le puits Nubien"
Jacques Martin raconte dans le magazine Vécu en 1986: "Arno est une série qui d'une certaine façon est beaucoup plus "dangereuse" qu'Alix, tout simplement parce qu'elle se situe dans une période historique beaucoup plus proche de la nôtre, donc plus polémique.Arno devait démarrer pendant la Révolution Française. D'un commun accord avec André Juillard, nous avons préféré commencer le périple de notre héros pendant le Directoire. Traiter la Révolution par la B.D. , il nous aurait fallu plus de 20 albums. Ensuite, si l'on aborde ce sujet, on se fait taper par les durs si on est tiède, par les tièdes si on est dur...Avec Bonaparte , on va peut-être se faire "engueuler" par moments...mais c'est moins grave...
Pour moi, comme pour tous les écoliers de France et de Navarre, Bonaparte, pendant longtemps, c'était l'Empereur...Et puis, au fil de mes lectures, mon opinion a évolué. Maintenant, j'ai une optique tout à fait particulière sur le petit Corse. C'est un mélange d'admiration et de rejet. Sous prétexte de brandir le drapeau français, il a fait des choses que je ne peux admettre. Je ne me situe pas comme un partisan de Bonaparte ou un défenseur de Napoléon. Je vais essayer de le montrer tel que je le vois et situer au mieux le personnage dans son contexte historique...". André Juillard , en 1984, ,disait: "Je ne me compte pas parmi ses fervents admirateurs. C'est évidemment un personnage fascinant mais pas vraiment sympathique à mes yeux. Je ne connais pas très bien l'opinion de Martin. J'espère qu'il ne m'entraînera pas dans un panégyrique complet de Napoléon. Il m'a assuré qu'il avait l'attention de rester objectif mais on sait que rien n'est plus difficile. En tout cas, je suis content qu'il ait fait d'Arno un artiste."
A plusieurs reprises dans ses interviews, Jacques Martin fait les louanges du dessin de Juillard, ainsi, dans Vécu en 1986: "Ce qui est merveilleux avec André Juillard, c'est qu'il a par son dessin cette faculté mystérieuse de donner aux rêves une réalité. Avec lui, je me retrouve dans "mes meubles"...En écrivant un scénario, on décrit des images qui quelquefois semblent particulièrement difficiles à dessiner. Or, la magie avec André, c'est qu'il restitue avec un talent époustouflant. Il ajoute à l'histoire quelque chose de fantastique qui n'appartient qu'à lui. Je crois que l'horreur pour un créateur, c'est de dire qu'est-ce que je pourrais bien faire pour plaire au public...Avec Juillard, on oublie qu'il y a des lecteurs, on se raconte des anecdotes, on échange des impressions de lecture, on pratique, pendant l'élaboration d'une aventure d'Arno, une stimulation permanente. Il faut d'abord éprouver du plaisir avant de le communiquer au public..."
Projet non retenu du tome 2
Lors de la sortie du "Puits Nubien", on peut lire dans la presse cette critique du scénariste Rodolphe: ""Attention,,chef-d'oeuvre! Cette formule outrée et grandguignolesque qu'emploient certains critiques de cinéma ou de T.V. trouve ici, en présence du troisième tome d'Arno sa pleine signification! Histoire parfaite, mouvementée, riche, sensible, intelligente, captivante; dessin splendide , souple, élégant, précis, évocateur, racé; et plein accord équilibre entre les deux: dessin qui prolonge le scénario, textes qui renforcent l'impact de l'image! Alors, à quoi bon ergoter sur les appréciations, les scores et les quarts de point! Une seule note: 20 sur 20! Réussite totale, et plaisir de lire (jouissance?) idem!" Jamais critique n'aura été aussi bonne!
Par ailleurs, Martin et Juillard publient en 1985 "Les grandes heures de la Bretagne", chez Ludovic Trihan éditeur. Edité à 750 exemplaires, ce portfolio comporte 7 illustrations couleurs dont 3 de Jacques Martin. Ces dessins avaient été publiés dans le calendrier 1985 "Histoires et légendes de Bretagne" offert par le Crédit Agricole d'Ille et Vilaine. Ce que l'on sait moins,c'est que Jacques Martin avait déjà l'idée de créer la collection des "Voyages" avec André Juillard. En 1985, à l'occasion de l'exposition "Avec Alix", il est invité à une émission de radio Autun et dit:"Avec mon grand copain Juillard, nous allons aller à Louxor car nous avons un autre projet: illustrer la naissance du Nil , un bouquin qui n'aura rien à voir avec la B.D." Malheureusement, ce projet entre les deux auteurs ne se réalisera pas, et "Le puis Nubien" sera le dernier album de cette magnifique collaboration.
Coffret des Riches heures de Bretagne (dessin de Jacques Martin)
En 1993, Jacques Martin répond à une interview publiée dans la Lettre de Dargaud: "A la fin du troisième tome d'Arno, "Le puits Nubien", André Juillard m'a demandé une interruption de trois ans! Cela m'a beaucoup contrarié car j'étais très attaché à cette série. Ce délai passé, André Juillard ne se manifestant toujours pas, je lui ai posé la question de la poursuite de cette collection. Il m'a répondu que le sujet, et particulièrement le personnage de Bonaparte lui posait des problèmes, surtout avec son entourage! Dès lors, j'ai bien dû considérer la série comme étant sur une voie de garage..."
André Juillard, en 1996 raconte: "Conduire de front deux séries, historiques qui plus est, était lourd...Peut-être y avait-il aussi, dans ma décision de laisser Arno, un problème d'ordre générationnel, les scénarios de Martin étaient très classiques, linéaires et je les recevais huit pages par huit pages, de façon très régulière...(pas comme Charlier qui envoyait demi-planche par demi planche son scénario à Pellerin, qui mit quatre ans à boucler son album...ça, je n'aurais pas pu l'accepter ...) donc régularité avec Jacques Martin, mais un hiatus entre son envie de mettre Napoléon en avant et ma préférence pour un Arno qui ne serait pas un faire-valoir de l'empereur. Nous n'étions pas à cent pour cent sur la même longueur d'onde."
La collaboration entre les deux auteurs se termine donc avec "Le puits Nubien". Elle aura duré le temps de trois albums... mais quels albums!
La série Arno a continué avec Jacques Denoël au dessin . Lors de la réalisation de "18 Brumaire", Jacques Martin disait: "Jacques Denoël s'efforce de réaliser le quatrième tome, non sans difficultés, parce qu'il est bien délicat de succéder au talentueux Juillard.
Les bonus
Pour commencer, je vous propose le texte écrit par Jacques Martin, pour les cahiers de la B.D paru en 1984. Puis, variations sur les albums, avec les différentes éditions, des planches et dessins inédits! Bonne visite!
L'héritier, texte de Jacques Martin paru dans les cahiers de la B.D en 1984
Détail du projet finalisé de cul-de-lampe pour "Le pique rouge"
Portrait d'Arno au crayon , à la manière de Ingres
Le Pique Rouge
Première édition
Tirage de tête , collection "Trait pour trait"
Le livre de poche
Détail d'une planche originale du Pique Rouge
L'oeil de Kéops
Le texte de la planche 29 de Jacques Martin pour "Le puits Nubien".
Story-board de la planche 29 du "Puits Nubien" par Jacques Martin
La planche 29 du "Puits Nubien" dessinée par Juillard
L'intégrale
Les grandes heures de Bretagne
Détail du desssin de couverture de Bulles Dingues 19
Remerciements à Olivier le Duault, Raymond Larpin, Marc Jailloux et Patrick Gaumer.