Le bouclier d'Achille: l'entretien

19 octobre 2023

Entretien avec le dessinateur Marc Jailloux et le scénariste Roger Seiter à l’occasion de la sortie du tome 42 d’Alix en octobre 2023 :" Le Bouclier d’Achille ".

Par Julie Gallego, agrégée de grammaire et maîtresse de conférences de latin (Université de Pau et des Pays de l’Adour, laboratoire ALTER)

Julie Gallego : Comment est née l’idée d’une histoire autour du bouclier d’Achille et quels étaient les éléments principaux que vous aviez alors en tête ?

Roger Seiter : En 2020 et 2021, entre pandémie et confinement, j’échangeais beaucoup par téléphone ou vidéo conférence avec mes amis auteurs. Entre autres avec Marc Jailloux, qui, comme moi, travaillait dans l’univers Martin. Si je me souviens bien, j’avais dit sur Facebook que j’aimais beaucoup Les Helvètes et il m’avait gentiment remercié pour mon commentaire. Du coup, nous avons commencé à échanger et à discuter. À cette époque, je n’avais pas spécialement pensé à proposer un Alix à Casterman. L’idée d’écrire une aventure d’Alix est venue progressivement. Lors de ces échanges, Marc a évoqué le bouclier d’Achille. Comme je suis un passionné d’histoire ancienne et de mythologie, j’ai trouvé que c’était un bon point de départ pour une aventure d’Alix.

Julie Gallego : À quel moment de l’élaboration du scénario le retour d’Arbacès a-t-il été décidé ?

Roger Seiter : Comme Marc, j’ai un faible pour la Grèce ancienne. À partir du moment où l’aventure se passait dans cette région et qu’il fallait un adversaire crédible pour Alix, le personnage d’Arbacès est apparu comme une évidence.

Julie Gallego : Pourquoi avoir choisi comme cadre historique (dans la chronologie générale des aventures d’Alix) le temps qui précède la bataille de Pharsale (été 48), comme on le comprend à la lecture de la case 1 de la page 8 ?

Alix t. 42. Le Bouclier d’Achille de Marc Jailloux et Roger Seiter, d’après Jacques Martin © Casterman 2023, p. 8.

Roger Seiter : Notre idée était de poursuivre la thématique abordée dans Le Dernier Spartiate. Le mythe d’une Grèce qui rêve de se libérer du joug romain. Et pour cela, la période de la guerre civile entre César et Pompée nous a semblé idéale. La République romaine est affaiblie et si les Grecs arrivent à s’unir, leurs rêves de liberté pourraient bien se concrétiser. C’est en tout cas ce que pense Arbacès. Et l’épisode se passe forcément avant la bataille de Pharsale puisque celle-ci marque la victoire de César. Pompée est en fuite et César ne va pas tarder à reprendre les choses en main.

Julie Gallego : La couverture est très réussie : elle « accroche » vraiment l’œil ; on y retrouve la situation classique d’un Alix en danger (et qui a déjà bien souffert avant cela, vu sa tunique déchirée !) mais c’est sur l’arrière-plan que l’œil s’arrête. "Le bouclier d’Achille" en est l’élément principal : il semble se faire témoin de l’affrontement final d’Alix et d’Arbacès. C’est là que son décor est le plus visible car dans la BD, on en aperçoit quelques scènes mais parfois juste sous la forme d’esquisses (notamment à la page 40 quand Arbacès s’en saisit). Comment fait-on pour passer de l’image mentale foisonnante issue du texte homérique à sa représentation en BD ? Avez-vous seulement pris comme source d’inspiration le texte de l’Iliade ou bien également les passages qui en parlent dans l’épopée grecque des "Argonautiques" d’Apollonios de Rhodes (IIIe siècle av. J.C.) ou dans l’épopée latine de l’"Énéide" de Virgile (Ier s. av. J.C.) ?

Marc Jailloux : L’idée était justement de tenter de garder une approche relativement abstraite du bouclier pour lui conserver sa valeur symbolique et accentuer son origine divine. La description d’Homère dont s’inspire Virgile est tellement foisonnante de détails qu’il semble impossible de la suivre à la lettre. Je cherchais à rendre le bouclier le plus mouvant possible à une certaine distance. Pour la couverture, il s’agissait de l’exploiter comme un élément solaire, déclencheur de l’affrontement entre Arbacès et Alix. Il existe plusieurs tentatives de représentations du Bouclier d’Achille à la Bibliothèque Nationale de France.

Julie Gallego : Roger, comment as-tu choisi les noms grecs des personnages ? Je pense par exemple aux quatre marins (Keitos, Arcas, Pylenor, Ocytos) désignés par Arbacès à la page 3.

Alix t. 42. Le Bouclier d’Achille de Marc Jailloux et Roger Seiter, d’après Jacques Martin © Casterman 2023, p. 3.

Roger Seiter : De manière générale, je choisis des noms relativement simples et qui sonnent bien. Sinon, trouver des noms grecs anciens ne pose en soi aucun problème. Il suffit de piocher dans les nombreux textes existants.

Julie Gallego : Aux pages 4 et 5 sur l’île d’Itaque puis au bas de la page 27 dans le gymnase sont visibles en arrière-plan des fresques représentant une sorte de lion et d’oiseau : est-ce que cela correspond à des fresques réelles que tu as reproduites ?

Alix t. 42. Le Bouclier d’Achille de Marc Jailloux et Roger Seiter, d’après Jacques Martin © Casterman 2023, p. 4 et 27.

Marc Jailloux : La documentation est un de mes grands plaisirs. Elle me permet avant tout de m’immerger dans le récit et de le rendre crédible. Les fresques sont presque toujours inspirées de visuels historiques qui accentuent la thématique du lieu. Pour la séquence du gymnase, je vais jouer sur l’aspect ludique en exploitant une scène visible sur un cratère grec du VIe s. av. J.-C. attribué à Euphronios. Pour la case d’après, je vais m’inspirer d’un bas-relief de la même époque représentant Asclépios, dieu de la médecine présent dans l’Iliade, à qui un sanctuaire est dédié à Epidaure, là où se déroule la séquence.

Le cratère d'Euphronios (image de gauche) et un bas-relief représentant Asclépios (image de droite)

Le poignard trouvé par Arbacès et l’original qui a inspiré Marc Jailloux

Alix t. 42. Le Bouclier d’Achille de Marc Jailloux et Roger Seiter, d’après Jacques Martin © Casterman 2023, p. 5.

Julie Gallego : Jean-Claude Golvin est mentionné dans les remerciements initiaux. Pourrais-tu expliquer, Marc, en quoi sa maîtrise de l’architecture antique t’a fourni une aide précieuse pour la reconstitution de la Bibliothèque d’Alexandrie ? Et, toujours à propos de cette représentation que l’on aperçoit pour la première fois dans une case panoramique en ouverture de la page 6, est-ce que l’intégration à l’image de statues dorées correspond à des données archéologiques (ou littéraires) ou bien est-ce juste un choix de ta part pour insister sur le caractère exceptionnel du lieu ?

Alix t. 42. Le Bouclier d’Achille de Marc Jailloux et Roger Seiter, d’après Jacques Martin © Casterman 2023, p. 6.

Marc Jailloux : Le scénario impliquait qu’Alix et Enak se trouvaient dans la bibliothèque au début de l’album. En effectuant des recherches, j’ai été stupéfait de découvrir qu’il n’existait aucune représentation de l’extérieur de cet édifice pourtant très réputé. J’ai sollicité Jean-Claude Golvin comme je l’avais déjà fait sur mon album précédent, Les Helvètes. Nous avons pu ainsi ajuster les dimensions et je lui ai proposé des éléments plausibles de décoration. Pour l’intérieur, j’ai pu également bénéficier de ses lumières et éviter les rangements en croisillons, une répétition malheureuse d’une gravure du XIXe s. Pour les couleurs, il s’agit de rester dans du Alix et de travailler dans une Antiquité lumineuse et dorée.

Julie Gallego : Et concernant le bas-relief représenté à la page 38 (avec son « armure archaïque » repérée par Arbacès), les éléments du trésor caché (qui fait penser à celui du Tombeau étrusque, tout comme le couloir étroit qui y mène à la case 9),ainsi que l’architecture et le décor mural du tombeau à la case 5 de la page suivante, ces représentations sont-elles seulement le fruit de ton imagination, Marc, ou bien la reproduction et l’intégration d’éléments archéologiques réellement attestés ?

Alix t. 42. Le Bouclier d’Achille de Marc Jailloux et Roger Seiter, d’après Jacques Martin © Casterman 2023, p. 38 et 39.

Marc Jailloux : Toutes ces cases ont été réalisées à partir de nombreuses sources archéologiques. Il n’y a pas un objet du tombeau qui ne soit pas issu d’un musée. Il en est de même pour l’architecture du tombeau. Seule la porte qui pivote est une invention.

Quelques sources de Marc Jailloux pour dessiner des objets composant le trésor et l’architecture du tombeau ou sa décoration.

Julie Gallego : Aux pages 4, 16, 17, 20, 21 et 36, est évoqué le fait que les tablettes d’argile trouvées par Arbacès (dont lui-même avoue ne pouvoir déchiffrer que quelques éléments) sont en « grec archaïque ». On peut supposer que ce sont des tablettes en linéaire B (ou mycénien), une écriture syllabique qui semble avoir disparu après la date que l’on établit traditionnellement pour la guerre de Troie (vers 1150 av. J.C.). Mais, dans les dessins, le type d’écriture est seulement suggéré : pourquoi avoir choisi de ne faire aucun plan rapproché sur les tablettes ?

Les tablettes en linéaire B dans l’album

Les jarres dans lesquelles sont trouvées les tablettes...

Alix t. 42. Le Bouclier d’Achille de Marc Jailloux et Roger Seiter, d’après Jacques Martin © Casterman 2023, p. 4 et 16.

Une tablette en linéaire B comme donnée archéologique pour Marc Jailloux

Roger Seiter : Oui, c’est du linéaire B. Mais c’est un renseignement difficile à placer dans la bouche d’Alix ou d’un autre personnage de l’album sans tomber dans l’anachronisme. Comme très peu de gens connaissent cette écriture, zoomer sur les tablettes n’aurait pas apporté grand-chose.

Julie Gallego : Je trouve que les couleurs de l’album sont très réussies, avec de belles nuances (visibles tout particulièrement sur les scènes de paysage, par exemple sur les deux premiers bandeaux de la page 35). Comment s’est faite la collaboration avec la coloriste ?

Alix t. 42. Le Bouclier d’Achille de Marc Jailloux et Roger Seiter, d’après Jacques Martin © Casterman 2023, p. 35.

Marc Jailloux :Florence Fantini a réalisé un magnifique travail. Elle a vraiment joué le jeu en s’inspirant des meilleures mises en couleurs des albums d’Alix, y compris de celles de L’Odyssée d’Alix. Elle amène des couleurs très fraîches et très subtiles, c’est une coloriste d’une grande sensibilité artistique. Je lui envoie un maximum de documentation et nous ajustons en plusieurs fois jusqu’à obtenir le meilleur rendu possible. Je suis très vigilant sur cette étape.

Julie Gallego :Marc, sur la représentation de la nudité dans l’album, tu t’inscris à la fois dans la continuité de Jacques Martin (avec la scène du gymnase à la page 27 case 1) — avec un positionnement des corps tel que cela masque les sexes et une représentation en plan éloigné — et dans une rupture nette, me semble-t-il, avec la case 2 où on voit deux pugilistes en plan rapproché, avec le sexe de l’un bien plus visible et dans les deux cas la représentation des poils pubiens. Est-ce une manière pour toi de donner plus de réalisme à la série, maintenant que la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse n’impose pas le même carcan que ce que subissait Martin à l’époque où il publiait dans Tintin notamment (je pense par exemple, bien sûr, à l’histoire des seins de Malua dans Les Proies du volcan) ?

Alix t. 42. Le Bouclier d’Achille de Marc Jailloux et Roger Seiter, d’après Jacques Martin © Casterman 2023, p. 27.

Marc Jailloux : Je ne cherche pas du tout à donner davantage de réalisme. Pour moi, ce serait s’éloigner de l’esprit de la série. Les corps dans Alix font vraiment référence à la sculpture antique avec leur part de nudité. Même si c’est une stylisation voulue, les sexes n’y sont pas représentés de manière éloquente.

Julie Gallego : Avez-vous eu l’occasion, avant cet album ou à l’occasion de la réalisation de celui-ci, de vous rendre sur le site de Mycènes, dont est représentée notamment la célèbre porte des lionnes et la colline de Panagitsa, ainsi que le mont Zara, ou bien vous êtes-vous appuyés uniquement sur des ressources livresques ou tirées d’Internet ? Comment avez-vous procédé?

Alix t. 42. Le Bouclier d’Achille de Marc Jailloux et Roger Seiter, d’après Jacques Martin © Casterman 2023, p. 37.

Roger Seiter : Ce sont des lieux que j’ai visités il y a quelques années au cours d’un voyage en Grèce. Un voyage qui avait pour thème la visite d’un certain nombre de sites archéologiques, dont la citadelle de Mycènes et ses environs, celle de Tirynthe et le tombeau d’Atrée. Autant de lieux qui ont servi de documentation pour cet album. Quand on a lu l’Iliade, se promener sur les remparts de la cité d’Agamemnon est une expérience marquante.

Marc Jailloux : Pour ma part, je n’ai pas encore eu l’opportunité d’y aller mais je compte bien y remédier. J’utilise beaucoup de documents mais également un moteur de recherche qui permet d’appréhender la topographie.

Merci à Roger Seiter et Marc Jailloux pour avoir répondu à nos questions sur cet album et nous avoir fourni la documentation correspondant à certaines de leurs sources.

Julie Gallego, agrégée de grammaire et maîtresse de conférences de latin (Université de Pau et des Pays de l’Adour, laboratoire ALTER).

Posté par stephane jacquet à 08:05 - Commentaires […] - Permalien [#]