Festival Lefranc
Le making-off du scénario de Noël Noir
Pour clore ce festival Lefranc, Michel Jacquemart, le scénariste de Noël Noir, nous raconte la genèse de cette vingtième aventure de Lefranc, illustré avec talent par Régric . L'article est long mais passionnant.
"L’idée initiale de Noël Noir vient de mon filleul Pierre Stevenart, qui, à l’âge de 17 ans, m’avait déjà secondé sur le Maître de l’Atome… Nous cherchions un décor, un thème, un univers pour composer une histoire intimiste, un huis clos comme dans le Repaire du Loup… Nous voulions aussi que cette histoire soit bien marquée « années ‘50 »… Pierre a alors ouvert son ordinateur et a commencé à explorer les actualités de 1955 et 1956. En quelques minutes, il a trouvé le thème : une catastrophe minière. Et, en effet, nous nous sommes rapidement rendu compte que nous avions tous les éléments que nous recherchions : le microcosme constitué par l’exploitation houillère, les corons, les ouvriers, la population immigrée de diverses origines, le directeur, l’ingénieur, le curé, les notables… Nous avions le suspense des mineurs bloqués sous terre que Lefranc va tenter de sauver, mais aussi cette question : pourquoi cette catastrophe a-t-elle eu lieu ? Et c’est là qu’intervient l’inspecteur Renard, qui mène son enquête en surface, et l’on a donc ainsi une intrigue qui se déroule sur deux niveaux…
Repérage au charbonnage de Blégny, avec Pierre Stévenart (qui a assisté Michel pour le scénario).
Je suis né et j’ai grandi à Liège, une ville qui fut un grand centre industriel du charbon et de l’acier ; le paysage était façonné par les terrils et les silhouettes des châssis à molettes, qui chez nous s’appelaient les « belles fleurs ». Quand j’étais enfant, mon père m’emmenait sur les terrils à la recherche de fossiles… Dans les années ’90, j’avais eu l’occasion de m’intéresser et de me documenter sur le sort des mineurs, quand j’ai collaboré à une étude sur un grand médecin hygiéniste de la région, Hyacinthe Kuborn, qui est aussi le médecin qui a documenté Emile Zola pour la rédaction de Germinal.
J’ai emmené Régric sur les lieux de la catastrophe du Bois du Cazier, près de Charleroi, aménagé en mémorial. C’est un endroit d’où se dégage une émotion intense… Je me suis inspiré de cette catastrophe d’une part pour le point de vue « humain » de la catastrophe et, d’autre part pour l’aspect plus technique… J’ai lu plusieurs livres sur le sujet, notamment sur le procès, où sont abordées des questions techniques, comme par exemple, ce qu’il aurait convenu de faire concernant la ventilation (la maintenir, l’arrêter, l’inverser ?)… Je me suis aussi intéressé au côté « systémique » de la catastrophe, aspect que je me suis efforcé de rendre dans mon scénario : comme souvent dans les catastrophes, on peut pointer des causes (et donc des responsabilités) à plusieurs niveaux : il y a le déclencheur : un ou plusieurs ouvriers qui commettent une erreur… Mais pourquoi ont-ils commis cette erreur ? manque de formation, mauvaise communication, etc ? Comment une erreur, souvent somme toute banale, peut-elle provoquer une telle catastrophe ? On remonte alors jusqu’au contre-maître, jusqu’à l’ingénieur… Parfois jusqu’à la direction, l’inspection du travail, l’administration… Si on pousse l’analyse jusqu’au bout, on se rend compte que c’est toute la politique d’exploitation, le système mis en place, qui est en cause…A ce niveau, c’est l’esprit analytique du biologiste qui fonctionne…
Pour bien m’imprégner de l’ambiance de la mine et faire les repérages photographiques du décor souterrain, je suis descendu, avec mon filleul dans les galeries d’un ancien charbonnage de la région liègeoise, à Blegny. C’est à ma connaissance le seul ancien charbonnage de Belgique ou de France dans lequel on peut encore descendre dans des galeries, car dès que l’on arrête l’exploitation, elles sont envahies par l’eau. Nous avons été guidés par un ancien mineur portugais, qui nous a beaucoup appris, en nous racontant sa propre expérience…
Pour les décors extérieurs, nous nous sommes inspirés de la région de Lens, dans le Nord-Pas-de-Calais en particulier de la localité minière de Dourges…
Dans une taille.
L’ami Didier « Rigebert », qui se charge de la documentation, a fréquenté sur Internet un forum « Ch’ti », sur lequel s’expriment notamment des anciens mineurs ou leurs enfants (dans le Nord, presque tout le monde a eu un membre de sa famille qui a travaillé dans les charbonnages). Il est entré en contact avec certains membres de ce forum, pour leur poser des questions et y glaner des anecdotes et des détails authentiques, ainsi que la personne qui a traduit les passages en Ch’ti.
Un ami dont le grand-père, immigré italien, a travaillé dans les charbonnages liégeois, m’a donné les idées de bases concernant les flash-back sur l’Italie et ceux sur la Pologne… Cela me permettait aussi de bien situer cet épisode dans le contexte de la guerre froide, comme je l’avais fait pour le Maître de l’Atome. Et concernant ce sujet, l’idée que Mirko puisse être un saboteur ou un agitateur envoyé par Moscou vient de Bruno Martin ; en faisant des recherches, je me suis alors rendu compte que lors des grèves de 1948, le gouvernement français, en pleine paranoïa anticommuniste, avait réellement accusé les grévistes d’être à la solde du Kommintern !
Mais Noël Noir a aussi une source d’inspiration plus personnelle : en juillet 1963 – j’avais alors 6 and ½ - mes parents, de retour d’une expédition scientifique au Moyen-Orient, ont été ensevelis dans le tremblement de terre qui a détruit la ville de Skopje (actuelle capitale de la Macédoine). Ils ont été ensevelis, enterrés vivants sous les gravats, la poussière, dans l’obscurité totale et bientôt la chaleur intenable… Mes parents se sont accrochés à la vie en pensant à moi, si jeune pour être orphelin !… En Belgique, pas de nouvelle… L’attente se faisait de plus en plus angoissée… Pendant ce temps, sous terre, mes parents n’avaient que la faible lueur de la montre lumineuse de mon père comme maigre source de lumière… Ils entendaient le bruit des bulldozers, qui risquaient de les enterrer vivants à tout jamais… Et c’est ce qui allait effectivement se produire si un sauveteur, mû par une soudaine inspiration, n’avait fait un geste pour ordonner à un bulldozer de s’arrêter : il venait de distinguer une mince fissure, dans laquelle il s’est aussitôt glissé ; de là , il a perçu les cris étouffés de mes parents… Plusieurs heures après, avec d’infinies précautions, ils étaient extraits de leur tombeau, après 55 heures d’angoisse…
Je me suis souvenu de cette histoire en écrivant « Noël Noir » : l’attente angoissée de l’inspecteur Renard, qui ne peut pas intervenir directement et doit se contenter d’essayer d’en savoir plus et de faire des suppositions, est une transposition de l’angoisse de mes grands-mères et de moi-même quand nous guettions les nouvelles en provenance de Yougoslavie en ce terrible mois de juillet 1963. J’ai aussi introduit certains détails que mes parents m’avaient racontés de leur aventure… Mon père m’avait notamment expliqué que la première chose qu’il avait vue en émergeant des décombres, c’était le micro d’un journaliste, qui lui a demandé : « Pensez-vous que c’est un miracle ? » La réponse de mon père, je l’ai placée dans la bouche de Lefranc…
PRECISION IMPORTANTE DE REGRIC:" "Je tiens à préciser que je ne suis pas l'auteur du dessin figurant dans la case qui montre Lefranc en gros plan et qui figure à la fois dans cet article et dans l'album".
J’ai aussi introduit une autre dimension : cette histoire devient peu à peu allégorique et la progression sous terre s’accompagne d’une plongée intérieure, dans les méandres des souvenirs poussièreux, en une métaphore de l’Enfer – l’enfer souterrain de la mine dévastée devenant une allégorie de l’enfer intérieur… Au point de vue psychologique, on assiste peu à peu à ce qui ressemble à une régression, tandis qu’affluent les souvenirs de l’enfance, qui expliquent non seulement l’ontogenèse des personnages, mais aussi les sources profondes du drame…
Depuis l’enfance, je fais aussi un cauchemar récurrent dans lequel je me retrouve cerné par les flammes d’un incendie… Je rêve aussi régulièrement que je me retrouve suspendu dans le vide, agrippé à des structures métalliques qui se désagrègent… J’ai aussi le souvenir lointain, alors que j’étais un tout petit enfant, d’être passé à la nuit tombante près d’un laminoir et d’avoir été effrayé par l’eau noir qui s’engouffrait dans un grondement sinistre entre entre les grilles de l’usine…
Pourquoi impliquer Lefranc dans un contexte si réaliste ?
Parce que c’est ce que Jacques Martin a fait avec la série Alix et, plus récemment avec certains albums de la série Lefranc : La Colonne, El Paradisio, L’Apocalypse ou La Cible… Tant que la série Lefranc était une série contemporaine, Jacques Martin a évité de faire directement allusion à des faits précis d’actualité, mais, dans « La Grande Menace », il a cependant bien retranscrit l’ambiance « fin de la IVème République », avec ses crises gouvernementales et la perte de confiance des citoyens en leurs dirigeants… Maintenant, dans ce nouveau cycle inauguré avec le Maître de l’Atome, en ramenant Lefranc un demi siècle dans le passé, on peut appliquer le style qui caractérise la plus grande partie de l’œuvre de Jacques Martin : celui du roman historique.
Dans Noël Noir, j’ai aussi profité du fait que j’écrivais une histoire intimiste, sans Borg et (presque) sans fusée atomique, pour me pencher plus sur la personnalité et le passé de Lefranc… Comment et pourquoi est-il devenu un héros ? Quand j’avais interviewé Jacques Martin en l’an 2000, il m’avait confié que, dans « L’Apocalypse 2 », on apprendrait des choses sur le passé de Lefranc, tout comme on voit Borg enfant dans « L’Apocalypse »… Comme ce projet est remis sine die, j’ai décidé de faire ce que Jacques Martin avait projeté de faire : se pencher sur le passé de Lefranc ! Comme, d’autre part, Monsieur Martin m’avait aussi déclaré « Lefranc, c’est moi ! », je n’ai pas trop hésité à m’inspirer de la vie du créateur de Lefranc pour reconstituer aussi bien le passé que la personnalité du personnage qu’il a créé et animé !
Je suis revenu à un Lefranc adulte (je lui ai donné l’âge qu’avait Jacques Martin au moment où se déroule cette histoire : 34 ans), un Lefranc tendu vers son but, obstiné, opiniâtre, voire têtu ! Un Lefranc capable de s’indigner et de se fâcher, comme quand, dans le Repaire du Loup, il lance à la figure des habitants de Saint-Loup leurs quatre vérités, avant de claquer la porte ! On ne voit pas souvent des héros de BD claquer ainsi la porte… Ou encore, comme Alix, dans le Fils de Spartacus, retourner une lourde table remplie de victuailles en criant « Infâme ! »… Je pense que cela doit refléter la propre propension à l’indignation dont faisait preuve Monsieur Martin… "
Alix Mag'/Jacques Martin-Michel Jacquemart-Régric 2010