Les chroniques de Jhen, par Jean Pleyers
Pour cette nouvelle chronique, Jean Pleyers après nous avoir conté son enfance, continue sa quête introspective en nous parlant d'un style graphique qu'il affectionne, la ligne claire.Son prochain album de Jhen, "Jeanne des Armoises" sortira en novembre prochain .
Suite à son texte, Jean Pleyers nous invite de nous plonger dans un joli poème graphique et magnifiquement colorié, "La caverne de l'infini" ,publié jadis dans Pandora, et qui colle bien avec sa chronique.
Extrait de "Jeanne des Armoises", Pleyers, Néjib, Martin, Casterman.
PIEGES, SECRETS ET MERVEILLES DE LA LIGNE CLAIRE
Si la 3 ème dimension de notre espace/temps est bien le couvercle de l’enfer tant les choses qu’on y trouve peuvent être tentantes, inconnues voire dangereuses, c’est pourtant la seule dimension physique que le citoyen lambda prend pour la réalité et qui contient les objets et les êtres que nous côtoyons quotidiennement.
Un dessinateur de bandes dessinées, pour les représenter graphiquement sur papier en noir et blanc n’a que deux solutions ; la tache d’ombre ( encre noire ) / de lumière ( le vide du papier ) ou le trait noir, soit la mystérieuse ligne claire. Ce dernier choix est à double tranchant cependant car in ne souffre aucune erreur puisque tout doit être montré par définition. Et par ailleurs, pour la colorisation,
à ligne claire, couleur claire …
Dessin de Milton Caniff
En BD, fin des années 1940, les dessinateurs américains Alex Raymond et surtout Milton Caniff utilisaient la tache d’encre produite au pinceau comme les peintres zen, inspirant les dessinateurs BD européens Hugo Pratt, Victor Hubinon, Eddy Paape, Gerald Forton ou Grzegorz Rosiński. Tandis qu’en Europe, les maîtres de la ligne claire utilisant la plume étaient principalement Hergé, Edgar P. Jacobs ou Jacques Martin. Chez les Américains acculturés, un crayonné léger permettait, par absence de décors sophistiqués, la mise à l’encre très légère du pinceau résistant mal au gommage alors que nos
dessinateurs franco-belges, beaucoup plus documentés, étaient obligés d’utiliser la plume pour avoir une couche d’encre suffisamment résistante au terrible gommage dû au traçage des très nombreuses lignes de perspective.
Il y a aussi eu des temps d’inspiration hybride comme les périodes bleue, jaune ou rouge de nos peintres parisiens d’antan. Chez nos prestigieux praticiens bédéastes, Jean Giraud / Milton Caniff in Blueberry ( taches noires ) alias Moebius ( ligne claire ) ou Edgar P. Jacobs in LE SECRET DE L’ESPADON ( taches d’encre et lumière ) et LE MYSTERE DE LA GRANDE PYRAMIDE ( ligne très claire, hiératique ).
Dessin de Buck Danny par Victor Hubinon,©Dupuis.
D’autre part, qui et quoi est vraiment réel pour être ainsi sauvagement ou savamment profilé à coup de plume ou de pinceau ?
L’animal et l’homme repèrent la proie possible ou le prédateur par son odeur et son mouvement, l’artiste, par la silhouette, la couleur ou l’harmonie des proportions des éléments. Mais en 3D, l’objet se définira par ses limites, sa périphérie, ses frontières qui le contoureront au mieux jusqu’à juxtaposition
avec l’objet suivant. Pour l’oiseau, les contours du plumage de ses ailes ou le cuir de son bec. Pour la gazelle ou le tigre, le poil de la fourrure et pour l’homme, qu’il soit bébé, cantatrice, curé ou mercenaire,
ce sera l’habit ou la peau.
Dessin d'Hugo Pratt, Corto Maltese, ©Cong SA
Mais pour le sage, le mystique ou le yogi, ces éveillés qui ne dorment jamais, il en va différemment.
Ces êtres supérieurs en sensibilité sont capables de voir l’essence, l’âme des choses. En effet, pour eux la réalité matérielle n’est qu’illusion temporaire, tandis que leurs rêves, par projection mentale ou transfert de conscience en les mondes parallèles consensuels, deviennent réalité. D’où impression d’égalisation en intensité de densité de réalité.
Nous en arrivons alors pour ces sensitifs aux véritables sources originelles du talent, outre les éventuels souvenirs de la riche expériences de nombreuses vies antérieures vécues.
Planche d'Edgar P. Jacobs, "Le secret de la grande pyramide" © Blake et Mortimer
Ces éveillés ultra-sensibles en ces mondes oniriques ou spirituels à densité beaucoup plus ténue que celle de la 3D posent cependant leur regard sur les mêmes objets que l’homme de la rue, s’étonnent de ce qu’ils voient comme l’enfant qui vient de naître, les rendant singulièrement observateurs.
Cette vision profonde provoque ensuite une fusion de l’observateur avec le corps bioénergétique, l’âme de l’objet observé, par une intensité telle qu’il est impossible d’oublier l’expérience vécue et c’est le secret du pouvoir magique pour notre explorateur-artiste que de pouvoir reproduire à volonté ce qu’il
voudra exprimer ou, en l’occurrence, dessiner.
A ce moment, la ligne claire sacralisera le vulgaire, rendant élégante une caisse de sardines traînant sur le sol sali d’un port marchand ou ennoblissant le profil d’une jeune oracle magnifique prophétisant devant ses adeptes en sa caverne par un trait d’encre de chine égal … ( voir : LE CRABE AUX PINCES D’OR ,TINTIN) ( JEANNE DES ARMOISES , JHEN ).
Planche de "Jeanne des Armoises", Pleyers, Néjib, Martin, Casterman.
Et ainsi il s’ensuit donc, ô merveille, que non contente d’égaliser en importance la forme des choses par leur similitude générale, la ligne claire donne une importance identique à tous les éléments de l’univers graphique créé par un Hergé, ainsi qu’à tout l’univers matériel de la 3D, réel pour l’homme de la rue, en une magistrale interdépendance toute bouddhique entre les deux mondes. C’est pourquoi il a été dit de TINTIN qu’il est plus vrai que vrai.
Jean Pleyers, le 8 jullet 2021.
Illustrations :
MILTON CANIFF
JEANNE DES ARMOISES JHEN
V. HUBINON BUCK DANNY
CORTO MALTESE HUGO PRATT
EDGAR P. JACOBS LE MYSTERE DE LA GRANDE PYRAMIDE
"La caverne de l'infini " par Jean Pleyers.
Couleurs: Corinne Pleyers
Jean Pleyers/Casterman.